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Nuages (Rencontres photographiques en Trièves, mai 2021) 
 
Son domaine, c’était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes de cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les altostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlées de lumières, les géants cotonneux, d’où tombent pluie, neige et foudre.  
(Le météorologue, Olivier Rolin)
 
 
Pour l’amoureux de nature, observer le ciel, y guetter les cent variétés de nuages qui l’habitent, c’est une évidence, c’est une nécessité et c’est une exigence.  
Qu’il soit montagnard, marin ou parapentiste, ou encore ramasseur de champignons, ornithologue ou photographe, tous les cirrus, stratus, cumulus de beau temps ou puissants et imprévisibles nimbus ne lui sont pas étrangers. Ils savent lui parler de l’instant qui vient, des rafales de vent qui menacent, des ondées à venir. Ils lui disent les ascendances, les tourbillons et les rotors, les courants d’air glaciaux et les surprenantes touffeurs du Foehn dont les piles d’assiettes annoncent la venue. 
Aux déchirures des nuées il guette le Grand Corbeau ou le chocard maître des vents. 
Pour chacun d’eux, l’espoir d’immortaliser une fraction de temps d’un ciel nuageux, c’est une évidence (tentation?), mais c’est aussi un rêve. Car il y a loin de la figure fugace, de la luminance évanescente, de l’émerveillement déjà perdu, au récit capable d’en restituer une parcelle de magie… 
Poète, il tentera bien sûr de mettre en vers cette merveille ; compositeur il changera en harmonies les mille variations entrevues. Peintre, il dépliera son chevalet et s’essayera à recréer à grand renfort de mémoire les fulgurances aperçues…  
On dit que Turner excellait à ce jeu et savait, sans la moindre esquisse et sans la moindre note, retrouver les mille nuances du ciel d’orage un instant contemplé. 
Boudin, pour sa part, explora les ciels nuageux. Il exprime très tôt son ambition : « Nager en plein ciel. Arriver aux délicatesses du nuage. Suspendre ces masses au fond, bien lointaines dans la brume grise, faire éclater l'azur » [journal, 3 décembre 1856, musée du Louvre]. 
Mais s’il est privé de ces dons artistiques, l’amoureux de nature s’efforcera de se souvenir, ou s’essayera à raconter à la veillée… 
Pour le photographe, la tâche semble d’abord bien plus aisée, et d’autant plus en cette ère des automatismes éclair, des sensibilités inespérées, des ouvertures record et des yeux de poisson embrassant l’horizon tout entier… et pourtant… 
Quel défi pour lui que de parvenir à traduire les espaces immenses et leurs multiples dimensions, leurs profondeurs. De restituer les brillances éblouissantes et les noirceurs inquiétantes. De montrer tout ensemble la tête ensoleillée du nimbus qui s’élève et le ventre obscurci de la machine infernale ! 
Saisir la « beauté déchirante » des ciels nuageux exige beaucoup d’attention, une certaine intuition météorologique, et une disponibilité sans faille. Que de fois en effet apparaissent des figures surprenantes, des contre-jours rares trop vite dissipés. Que de fois se révèlent des couleurs et des lumières imprévisibles, des contrastes qui durent l’espace d’un clin d’œil et ne laissent pas le temps de dégager l’objectif. 
Il faut donc anticiper ces journées où traînent au flanc des montagnes des lambeaux de nuages, tandis que des rais de soleil à tout instant peuvent surgir et révéler l’imbrication des strates et l’entremêlement des nuages. Il faut s’entraîner à deviner dans quelle direction et à quel instant se dessinera la figure inoubliable. Et puis il faut encore évaluer l’écart de lumière qui éblouira les blancs et obscurcira par trop les ombres…. 
Comment révéler contrastes, transparences, évanescence, densité, mouvements et distorsions, rotations et dissolutions… 
Comment introduire dans l’image espérances, surprises et menaces. Évocations aussitôt dissoutes, et allégories à peine entrevues… 
Quel regard, quelle intuition, quelle chance permettra donc de saisir « l’instant décisif », et de raconter l’instant aux malheureux qui n’ont pas eu l’heur de l’admirer ? 
Mille essais, des foultitudes de clichés, des myriades d’épreuves et de révélations n’y suffisent pas, et le ciel toujours se refuse au photographe, et l’image obtenue jamais ne sait raconter l’émotion ressentie, incapable de transmettre l’aura chère à Walter Benjamin…